Avertissement : Cet épisode présente du contenu qui pourrait être délicat pour certains auditeurs.

Se réinventer est l’une des mesures les plus audacieuses que quelqu’un peut prendre dans sa vie. Lina Khalifeh, qui combattait auparavant de façon professionnelle, peut en témoigner. Née et ayant grandi au Moyen-Orient, elle n’a pas peur des changements, mais est plutôt motivée par ceux-ci. Dans cet épisode du balado Audacieu(se), Lina parle à l’animatrice Lisa Bragg d’emprunter une nouvelle voie, de l’importance d’un état d’esprit de débutant et de ce rêve olympique, fait sur mesure pour l’« ultime » SheFighter.

 

Lina Khalifeh : Ils m’ont dit : « Nous voulons que vous portiez la flamme olympique en tant que représentante de SheFighter. » Pour moi, c’était un honneur, car je ne représentais ni le taekwondo ni mon pays – je me représentais moi-même. Vous savez, ma participation aux Jeux olympiques n’est pas arrivée du jour au lendemain. Afin de changer mon destin et que celui-ci me convienne réellement, j’ai dû emprunter une autre voie.

Lisa Bragg : Lina Khalifeh a une longue liste de réalisations dont je pourrais vous parler. Elle est toujours au sommet de l’échelle de la réussite. Elle est fondatrice et chef de la direction de SheFighter, un organisme qui enseigne aux femmes à se défendre; elle est aussi conférencière et auteure. Il pourrait être un peu difficile de lui attribuer un seul titre en ce moment, alors qu’elle est en pleine réinvention. Elle en est à l’étape très compliquée dont les gens qui réussissent brillamment ne parlent pas.

Bonjour, je m’appelle Lisa Bragg et voici Audacieu(se), un balado relatant des histoires de femmes qui se distinguent, destiné à leurs semblables, et qui vous est présenté par BMO pour Elles.

Lisa Bragg : Lina, vous êtes conférencière et nombre de vos conférences ont des titres accrocheurs comme Troublemaker (fautrice de troubles) et Global Changemaker (instigatrice de changement à l’échelle mondiale). Pourquoi ces titres?

Lina Khalifeh : Eh bien, je crois que les femmes ne sont pas élevées de façon à être des fautrices de troubles, mais à bien se comporter en société. Je choisis toujours Troublemaker, car je crois que les femmes doivent faire preuve d’audace. Elles doivent être des instigatrices de changement. Elles doivent se tenir debout et s’exprimer. Elles doivent changer les stéréotypes. C’est pourquoi j’aime ce titre. On me traitait de fautrice de troubles, parce que j’avais toujours l’impression que je devais mettre les gens au défi et leur demander pourquoi les hommes pouvaient faire des choses, mais pas les femmes. C’est pourquoi on me disait souvent : « Oh, tu es vraiment une fautrice de troubles. Pourquoi ne te contentes-tu pas de suivre les règles? » J’adore qu’on m’appelle une fautrice de troubles. Au début, ça m’agaçait, et je me disais que je n’étais pas une fautrice de troubles, mais que j’essayais simplement de favoriser l’égalité et de poser des questions sur certains sujets. Mais je me suis rendu compte que les gens se sentent menacés par les femmes qui ont de l’audace.

Lisa Bragg : Et je crois que nous sommes nombreuses à avoir appris à être des filles sages, à faire profil bas, à ne pas chahuter, pour que quelqu’un finisse par nous choisir. Vous n’y croyez tout simplement pas, et vous pensez plutôt que nous devons nous choisir nous-mêmes. Parlez-m’en un peu.

Lina Khalifeh : Je crois que les femmes doivent faire beaucoup d’erreurs afin d’apprendre et de se préparer pour l’avenir et la vie. On nous apprend, en tant que femmes, à ne pas faire d’erreurs, parce que la croyance veut que les hommes et les garçons peuvent toujours s’en sortir. Mais on apprend aux femmes à être perfectionnistes. Et c’est quelque chose que j’ai toujours remis en question depuis ma jeunesse. Pourquoi est-ce que je dois faire les choses parfaitement? Comment vais-je apprendre? J’ai besoin de faire des erreurs. Je n’ai jamais considéré les erreurs comme des erreurs. Je les ai considérées comme une expérience me permettant d’apprendre de nouveau. Je n’utilise jamais les mots « échec » ou « rejet ». J’utilise d’autres expressions, comme « faire une pause ». Même si c’est un échec aux yeux de la société, je n’ai pas l’impression d’avoir échoué. Je suis simplement en période de transition, d’apprentissage ou d’expérience. Cela fait partie de la croissance et de la connaissance de votre parcours. Les filles doivent apprendre à l’école qu’il est acceptable de faire des erreurs. Il n’y a pas de mal à échouer. Il n’y a pas de mal à se casser une jambe. Il n’y a pas de mal à tomber à plusieurs reprises. Vous n’avez pas besoin d’être numéro un tout le temps.

Lisa Bragg : C’est très difficile dans notre société, parce qu’on nous apprend à avoir une mentalité axée sur la réussite, et vous avez cette mentalité. Un jour, vous m’avez dit que vous vous étiez remise en question en vous demandant ce que vous essayiez de prouver. Parce que nous essayons tous de prouver quelque chose à quelqu’un quelque part ou même à nous-mêmes. Parlez-moi de cette prise de conscience où vous vous êtes dit que vous n’aviez rien à prouver à personne.

Lina Khalifeh : Je faisais du taekwondo. J’étais ceinture noire, 3e dan, et j’avais gagné 20 médailles d’or. Je cherchais tout le temps à gagner, mon esprit était axé sur la réussite, l’échec ne faisait jamais partie de l’équation. Et quand je gagnais trop, j’avais l’impression de ne plus avoir de défis à relever. Je perdais alors tout intérêt à continuer sur la même voie. J’y ai pensé lorsque j’ai reçu la médaille d’or. Les gens applaudissaient et m’encourageaient, mais qu’est-ce que j’essayais de prouver? Je blessais la personne en face de moi lors de ces championnats. Je blessais une personne qui n’était pas vraiment qualifiée pour m’affronter parce que je voulais prouver que j’étais la meilleure. Pourquoi devais-je le faire? J’ai ensuite commencé à me poser beaucoup de questions : sur le système des combats, le système lié aux victoires, le fait que je devais tout le temps gagner, les médailles ou les championnats. Pourquoi devons-nous réellement faire cela? Est-ce qu’on se sent bien quand on atteint l’objectif? Oui, on se sent bien, mais il s’agit simplement d’un objectif atteint, puis on se demande ensuite : Quelles sont les prochaines étapes? Qui vais-je mettre au défi ensuite? Qu’est-ce que je vais faire?

Puis, je me suis rendu compte que je n’essayais pas de prouver quoi que ce soit à qui que ce soit. J’essaie simplement de me prouver des choses à moi-même. J’ai essayé d’apprendre à ne pas toujours vouloir gagner, mais à essayer de profiter davantage du parcours, ou à essayer de ne pas trop mettre l’accent sur l’objectif; et tout en profitant du parcours, il est acceptable de faire des erreurs et d’échouer à plusieurs reprises.

J’ai toujours eu cet état d’esprit, même dans mon entreprise. Lorsque j’ai démarré mon entreprise, je me suis dit que ça allait être une grande réussite. Et je le sais, parce que c’est moi qui dirige cette entreprise. C’est le même état d’esprit que pour les championnats de taekwondo quand j’étais adolescente – c’est une mentalité de gagnants. Et c’est très bien! Parfois, on devient accro à la réussite et on cesse même de voir l’échec comme une option dans sa vie. Mais il arrive qu’on se perde au cours du parcours, parce qu’on se concentre trop sur l’objectif. On arrête de voir les bonnes choses dans la vie, ou la beauté de la vie, parce qu’on se concentre uniquement sur le fait d’atteindre le sommet de la montagne. Et lorsqu’on y parvient, la vue est magnifique, croyez-moi! Mais en général, on a l’impression qu’il faut se mettre au défi de monter toujours plus haut.

Lisa Bragg : Parlez-nous un peu de SheFighter.

Lina Khalifeh : J’ai décidé de créer le premier studio d’autodéfense pour les femmes en 2012 – d’où le nom de SheFighter. J’en avais assez que les femmes se fassent harceler, qu’on dise qu’elles sont faibles et qu’elles ne peuvent pas faire certaines choses. Je n’ai jamais cru que je faisais partie de ces femmes qu’on décrit comme faibles ou vulnérables. Non, pour moi, les femmes ont une grande confiance en elles et ont beaucoup de potentiel. Mais elles ont probablement besoin d’une formation appropriée. En y réfléchissant davantage, je me suis demandé : « Qui est mieux placé que toi pour le faire? Probablement personne; tu dois le faire toi-même. » Et j’étais convaincue à 100 %. J’entends toujours des voix lorsque j’ai en ai besoin. Ces voix me disent que c’est à moi de le faire, puis j’emprunte cette voie en croyant à 100 % que cela fonctionnera. Je ne doute jamais de ma réussite. D’autres auraient des doutes, mais pas moi. Ce qui m’a poussée à créer SheFighter, c’est l’expérience d’une femme – une amie – qui a été battue et maltraitée par son frère et son père lorsqu’on était à l’université. Elle arrivait à l’université avec des ecchymoses au visage. J’étais vraiment fâchée par la situation des femmes et la violence familiale en Jordanie. Je me disais qu’il devait y avoir une solution. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de créer SheFighter, où on enseigne l’autodéfense aux femmes et on les rend plus fortes sur les plans psychologique et physique.

Lisa Bragg : Parlez-moi de ces voix intérieures. Dites-moi comment vous les écoutez réellement, car je crois que nous sommes nombreuses à ne pas écouter cet appel intérieur, ces signes. C’est presque comme si on se parlait à soi-même parfois à la deuxième ou à la troisième personne.

Lina Khalifeh : Je crois que les gens aiment être occupés tout le temps. Ils n’aiment pas gaspiller une heure de la journée à ne rien faire. Mais lorsque vous comprenez que votre temps est différent de celui de quelqu’un d’autre, vous commencez à travailler à votre rythme. Disons que si tout le monde est occupé dans sa journée à faire des choses, et que vous êtes plutôt calme, et allez plus doucement, en apparence, en fait vous prenez le temps de la réflexion et vous créez votre vie en vous tournant vers vous. Il n’y a pas que l’extérieur qui compte, il y a beaucoup de travail à faire à l’intérieur, car selon moi, votre vie est le reflet de ce que vous êtes au fond de vous. Si votre cerveau, vos pensées et vos émotions se dirigent tous vers un objectif, un chemin ou un parcours, c’est ce qui va vibrer en vous dans la vie. C’est ce que vous attirerez dans la vie. Et c’est ce vers quoi vous vous dirigez.

Beaucoup de gens disent : « Je manque toujours de temps, j’ai l’impression de ne pas savoir comment se termine la journée »… toutes ces pensées sont habituellement vraies, car cela signifie que vous n’êtes pas en harmonie avec votre propre temps. Depuis mon enfance, j’ai toujours eu l’impression que j’avais tout mon temps – je ne sais pas pourquoi, certaines personnes sont peut-être d’accord avec moi, ou probablement pas. Même lorsque je bâtissais mon entreprise, j’avais beaucoup de succès, je m’entraînais partout dans le monde, je sautais dans un avion deux fois par semaine vers différents pays, j’avais toujours l’impression d’avoir tout mon temps! C’est simplement un sentiment. Et le temps me convient. J’entends ces voix quand je suis toute seule, quand je remets des choses en question, quand je pense, quand je me parle devant le miroir – et je le fais souvent. Par exemple, si je me sens en colère, je me parle : « Lina, pourquoi es-tu en colère? Qu’est-ce qui ne va pas? Penses-tu à cette situation qui s’est produite il y a six ans? Pourquoi y penses-tu? Ce n’est pas quelque chose qui se produit en ce moment. » Je me parle constamment, car si je ne le faisais pas, je vivrais dans le passé, puis je perdrais de vue mes objectifs et les choses deviendraient un peu floues. Cela m’aide à comprendre pourquoi ces émotions et ces pensées me viennent à l’esprit. Dans le bouddhisme, les moines appellent cela « l’esprit singe ». Avec l’esprit singe, vous revivez différents événements dans votre tête et vous pensez à quelque chose qui s’est passé il y a dix ans, puis vous vous réveillez soudainement, et vous vous dites « Pourquoi cette pensée m’est-elle venue à l’esprit maintenant, alors que je vis dans le moment présent? » Lorsque vous en êtes conscient, vous pouvez le contrôler. Mais si vous n’en êtes pas conscient et que retournez vers la même émotion que celle que vous avez ressentie il y a dix ans, vous vous retrouvez alors dans le même cercle ou le même cycle. Vous avez l’impression que vous ne pouvez pas y échapper et vous êtes coincé dans votre tête. Faites attention. Votre esprit peut vous jouer des tours. Vous devez le contrôler; vous ne pouvez pas laisser votre esprit vous contrôler.

Lisa Bragg : C’est tellement une question d’état d’esprit. Je veux simplement parler un peu plus de SheFighter et vous poser des questions sur les résultats que vous avez obtenus en parcourant le monde et en offrant votre programme à de nombreuses femmes. Quelles sont quelques-unes des histoires de réussite que vous avez eues et les choses qui vous ont donné l’impression que votre programme fonctionnait bien?

Lina Khalifeh : Bâtir SheFighter m’a aidée, ainsi que d’autres, à remettre les choses en question. Travailler avec les femmes a toujours été formidable, car on entend des histoires de personnes de différentes origines, religions et croyances. Ensuite, vous faites preuve d’humilité et commencez à accepter les croyances et les pensées des autres. Puis, vous écoutez attentivement. Vous ne vous contentez pas de parler, vous écoutez attentivement leurs histoires. Il y a beaucoup d’histoires qui changeaient le cours de ma journée et me rendaient plus heureuse. Une petite fille est venue suivre la formation avec sa mère. Le premier jour, elle m’a dit qu’elle était victime d’intimidation de la part de garçons parce qu’elle ne se laisse pas faire. C’est une petite fille forte, ça se voit. Il est probable que les filles fortes ou audacieuses rencontrent des difficultés à l’école, même dans différentes sociétés et différents pays. Elle m’a ensuite dit : « Je veux apprendre à me défendre au cas où ils essaieraient de m’attaquer. » J’ai répondu : « Bien sûr, c’est ce que tu vas apprendre. Tu es là pour ça. » Ce sont des intimidateurs et on ne peut pas les changer. Il faut apprendre à gérer ces intimidateurs. L’autre histoire concerne une femme qui s’entraînait chez SheFighter et qui a été attaquée par un étranger dans l’ascenseur de son propre immeuble. Elle m’a dit : « La première chose que j’ai ressentie, c’est que je ne pouvais pas respirer. Je ne pouvais pas parler. Je n’ai pas pu demander de l’aide, car il m’étouffait et tentait de me violer. » C’était à 18 h, il faisait encore jour. Et m’a expliqué que, grâce à la formation, elle avait commencé à le pousser et à le frapper avec sa paume, ses coudes, jusqu’à ce qu’il s’enfuie et parte en courant de l’ascenseur. Elle a eu le courage de le poursuivre dans la rue, puis a demandé aux gens de l’aider, et ils l’ont attrapé. La police est venue et elle a porté plainte contre lui. Il purge actuellement une peine de prison de trois ans pour agression sexuelle. Ces histoires me rendent plus heureuse, parce que j’ai l’impression que ce que je fais change les choses.

Lisa Bragg : Vous rêviez d’aller aux Jeux olympiques. Racontez-nous cette histoire.

Lina Khalifeh : Quand j’étais adolescente, je me concentrais sur un objectif. La mission que je me donnais était d’aller jusqu’aux Jeux olympiques. J’étais la meilleure de l’équipe nationale, j’ai remporté de nombreuses médailles d’or et je m’entraînais pour participer aux Jeux olympiques. Je m’entraînais jour et nuit, plus de 12 heures par jour. Je me tuais à la tâche, je m’entraînais encore et encore. Mais certains signes ont commencé à se manifester. Alors que je m’entraînais au sein de l’équipe nationale, des gens n’ont pas voulu pas que je représente la Jordanie. Ils ont essayé de se débarrasser de moi. Je ne voulais pas le croire et je ne voulais pas écouter ces gens parce que je croyais être la meilleure personne pour représenter le pays aux Jeux olympiques – je m’étais entraînée pour! Mais ils voulaient une personne originaire de Jordanie pour représenter le pays. Je suis originaire de la Palestine. Même si j’ai la citoyenneté jordanienne, j’ai tout de même été traitée comme une immigrante palestinienne en raison de mon nom de famille. J’étais très entêtée. J’ai dit : « Non, c’est mon objectif, c’est mon rêve, je me suis entraînée très fort pour ça. » Je n’ai pas écouté tous les autres chuchotements disant que je ne devais pas suivre pas cette voie, que ce n’était pas la mienne et que quelque chose de mieux m’attendait. Parfois, vous ne voulez pas écouter cette voix parce que vous avez travaillé très fort. Vous vous dites : « C’est mon destin, j’ai travaillé fort, ça n’a aucun sens. »

Ces voix dans ma tête me disant de ne pas me battre étaient de plus en plus fortes; je ne les ai pas écoutées et je me suis blessée très gravement. La blessure à mon genou était si grave que j’ai dû subir deux opérations, j’ai boité pendant environ deux ans et je ne pouvais pas marcher droit. J’étais dans une très mauvaise situation. J’étais tellement en colère parce que je me disais que c’était ça, la vie : on travaille fort, on obtient des résultats. Mais ce n’est pas vraiment nécessaire, surtout si vous n’êtes pas sur votre chemin, si vous n’écoutez pas. Puis, j’ai abandonné le rêve d’aller aux Jeux olympiques.

Exactement six ans après que j’ai mis sur pied SheFighter, les gens responsables des Jeux olympiques ont communiqué avec moi et m’ont dit : « Nous voulons que vous portiez la flamme olympique en tant que représentante de SheFighter. » Pour moi, c’était un honneur, car je ne représentais ni le taekwondo ni mon pays – je me représentais moi-même et je représentais SheFighter, quelque chose que j’avais bâti. C’était un moment très chargé en émotions, je n’arrivais pas à y croire. On m’a appelée, mon vol a été pris en charge, on m’a donné la flamme en cadeau et on m’a remis un certificat de reconnaissance. C’était comme un rêve, je n’y croyais pas. Ainsi, lorsque les gens écoutent ces voix et font preuve de patience, quelque chose de mieux les attend. Vous savez, ma participation aux Jeux olympiques n’est pas arrivée du jour au lendemain. Afin de changer mon destin et que celui-ci me convienne réellement, j’ai dû emprunter une autre voie.

Lisa Bragg : Pour changer de sujet, vous avez connu un immense succès et je vois la façon dont vous vivez des périodes de montagnes russes, des hautes et des bas, mais en ce moment, vous vous réinventez. Vous avez connu un immense succès et vous délaissez en quelque sorte les choses.

Lina Khalifeh : Chaque fois que j’atteins le sommet, j’ai l’impression d’avoir besoin d’un défi plus grand. À quoi bon, si je ne me mets même pas au défi de progresser? Parfois, on peut rester au même niveau, et beaucoup de gens se satisferaient d’y rester, mais moi je n’aurais pas l’impression de me sentir vivante s’il n’y avait rien de nouveau ou si je n’avais pas l’occasion de progresser. J’aurais l’impression de déjà savoir faire les choses et cela m’ennuierait. Je pourrais tout recommencer à zéro et bâtir de nouveau l’entreprise. C’est facile, parce que j’ai le savoir-faire, mais ensuite, que pourrais-je faire de plus pour continuer à me sentir motivée et vivante? J’en suis maintenant à cette étape. Tous les dix ans, parfois même moins, tous les huit ou cinq ans, j’ai l’impression que je dois changer complètement ma façon de voir les choses sur le plan des affaires, de la mentalité et de la spiritualité. Je sens le besoin de poursuivre ce parcours. J’ai l’impression que la vie est synonyme de hauts et de bas. Parfois, vous vous retrouvez sur une ligne stable, mais parfois vous tombez de nouveau. Je me suis dit que j’étais souvent tombée quand j’étais plus jeune, comme à l’adolescence ou dans la vingtaine. Mais j’ai aussi connu une autre chute majeure, ou ce que j’appelle des échecs ou des changements majeurs dans ma vie, au milieu de la trentaine, ce à quoi je ne m’attendais pas. Encore une fois, j’ai eu l’impression d’être revenue à la situation où j’étais blessée et alitée, seule avec moi-même et me disant : « Non, j’en suis de nouveau là? »

Mais au moins, je ne pousse pas les choses, je ne les force pas. Je ne suis pas en colère par rapport à ma situation actuelle, car je crois en moi et je crois que je vais me relever de nouveau – ce n’est qu’une question de temps. Les étapes suivantes sont également difficiles. Pour SheFighter, je m’occupe de la fabrication de nos produits, dont un pourcentage des revenus est consacré à la formation de femmes en Afrique, en Jordanie et dans différentes régions du monde. J’ai également fondé un organisme de bienfaisance à Maurice dans une collectivité afin de pouvoir en aider les membres. Et c’est ce que je veux. Je veux avoir une plus grande incidence. Il ne s’agit pas seulement d’enseigner dans des endroits précis par l’intermédiaire de l’académie SheFighter, mais plutôt d’apporter des bénéfices aux femmes de partout dans le monde grâce aux marchandises, à la formation de formateurs, aux services et aux académies. C’est la direction que je prends actuellement.

Lisa Bragg : SheFighter existe toujours, mais vous empruntez une voie différente. Recevez-vous de la rétroaction de gens qui vous demandent pourquoi vous faites certaines choses, pourquoi vous allez dans une certaine direction? Entendez-vous ce genre de choses?

Lina Khalifeh : Oh oui, beaucoup. C’est votre parcours. Comme je l’ai dit, vous n’avez pas à expliquer à tous pourquoi vous prenez des décisions, parce qu’ils ne comprennent ni votre vision ni la direction que vous prenez. Et c’est difficile. C’est difficile, car il faut montrer aux gens que vous ne les abandonnez pas, mais que vous faites en sorte d’avoir un impact plus important. Mais ils ne voient toujours pas la situation dans son ensemble. Ils n’ont jamais vu le succès que j’ai connu il y a longtemps, ils n’ont même pas vu SheFighter comme étant une réussite. Mais c’était le cas. C’est mon parcours. Parfois, j’ai l’impression qu’on n’a pas à expliquer à qui que ce soit le pourquoi du comment. Il est parfois difficile de mettre des mots sur la direction que vous prenez, parce que les gens ne la voient pas. Ils ne sont pas sur la même voie que vous. Dites-leur juste que tout ira bien (rires).

Lisa Bragg : Avez-vous honte de renoncer à un certain niveau de réussite? D’autres personnes poursuivent leur ascension et ont une grande soif de réussite, alors que vous vous dites que vous êtes déjà passée par là et que vous n’avez plus besoin de prouver que votre entreprise, SheFighter, peut être colossale.

Lina Khalifeh : Oui, je me suis sentie coupable la première fois que j’ai voulu étendre mes activités ailleurs qu’en Jordanie. J’ai ressenti un sentiment de culpabilité comme si j’abandonnais un bébé. Mais encore une fois, il y avait cette voix qui me disait que tout irait bien. Au milieu de 2019, je ne comprenais pas pourquoi cette voix était si forte. Elle avait probablement compris qu’il y aurait bientôt une pandémie (rires). C’est pourquoi je suis très reconnaissante d’avoir franchi cette étape en 2019. Si je l’avais franchie en 2020, l’entreprise aurait fait faillite. Personne ne voudrait même acheter votre centre de conditionnement physique. L’emplacement coûte des milliers de dollars; ce serait une perte. Maintenant, je sens que je dois faire confiance à cette voix. Ce n’est pas seulement une voix, c’est un sentiment. Il s’agit d’un sentiment lié à la voix qui me dit de faire ce pas, de ne pas penser aux conséquences et de simplement lui faire confiance. C’est très difficile, croyez-moi, parce qu’on ne voit pas les choses dans leur globalité. On avance à l’aveugle et on ne fait que suivre un sentiment.

Beaucoup de gens ne veulent pas suivre un sentiment parce qu’ils ont peur de se retrouver dans l’obscurité ou d’emprunter un chemin incertain, mais par la suite, les choses commenceront à s’améliorer et à devenir plus claires. C’est à ce moment-là que vous comprendrez pourquoi vous avez franchi cette étape il y a un, deux, trois ou cinq ans : afin d’emprunter une autre voie vers un autre parcours, une autre histoire à raconter. Ce n’est pas facile. Quand je prends une décision très difficile, je prends du temps, je pleure beaucoup, je médite beaucoup, je marche beaucoup, je crie beaucoup, je frappe (rires). Ce n’est pas comme si j’acceptais les choses facilement – pas du tout! Je me dis : « Pourquoi as-tu fait cela? Pourquoi as-tu pris cette décision? Sais-tu seulement où elle te mènera? » Je crois qu’un être humain doit ressentir toutes les émotions.

Nous apprenons beaucoup aux gens à gérer leur colère, mais je ne crois pas qu’ils aient besoin de la gérer, mais plutôt de la laisser sortir. Il est très toxique de la garder dans son corps. Il y a de nombreuses façons de laisser sortir sa colère; vous pouvez crier, pleurer, donner un coup de poing dans quelque chose ou en parler. Tout le monde a sa propre façon de faire, mais n’emprisonnez pas votre colère. C’est très toxique.

Lisa Bragg : Je sens déjà que certains de nos auditeurs se disent qu’en tant que leaders, ils ne peuvent pas exprimer leur colère, surtout en présence de leur personnel. Quels conseils donneriez-vous aux leaders lorsque les choses ne se passent pas bien au travail? Souvent, en tant que femmes, nous ne pouvons pas montrer notre colère à nos employés. Pouvez-vous nous en parler?

Lina Khalifeh : Je me suis rendu compte d’une différence importante entre les gestionnaires de sexe féminin et les gestionnaires de sexe masculin. On accepte que les hommes soient en colère, mais on n’accepte pas que les femmes le soient ou qu’elles se comportent de telle manière. Une femme devrait bien se comporter en tout temps. J’ai toujours eu ce problème. Si j’étais en colère et que je n’aimais pas le fait que l’un de mes employés n’ait pas accompli une tâche – je n’étais pas fâchée contre lui, mais je souhaitais que le travail soit fait –, il prenait les choses personnellement. J’entendais même : « Vous n’avez pas le droit d’être fâchée contre nous. » Puis, je me demandais comment il était possible que mon père s’emporte toujours contre ses employés sans que ces derniers ne disent un mot. Comment se fait-il que si j’exprime un peu ma colère, ce ne soit pas accepté et que beaucoup d’employés quittent simplement leur emploi? C’est un problème. C’est un très gros problème dans différentes sociétés, différentes cultures. En Jordanie, on n’accepte pas qu’une femme soit en colère contre l’équipe alors qu’on l’accepte complètement de la part d’un homme – on comprend qu’il ne fait que son travail. Une femme se fait juger directement. Les gens se disent : « Oh, elle le ferait probablement chez elle aussi, je plains son mari, elle est probablement toujours en colère à la maison. » Malheureusement, il s’agit d’un stéréotype à l’égard des femmes et nous devons le changer. Nous devons changer cet état d’esprit.

Lisa Bragg : Je crois que nous essayons tous d’intégrer notre plus grande intelligence émotionnelle à tout ce que nous faisons, et la colère est l’une des choses avec lesquelles nous devons composer. Mais je crois qu’en Amérique du Nord, c’est exactement comme en Jordanie, où les gens n’acceptent pas qu’une dirigeante soit en colère, qu’elle le dise et l’exprime. Vous avez dit qu’à la maison, lorsque vous êtes seule, vous hurlez, criez et donnez des coups de poing. Quelles techniques de gestion de la colère suggéreriez-vous aux personnes qui ressentent de la colère? Comment ne pas la garder en soi?

Lina Khalifeh : L’une des meilleures techniques consiste à vous parler dans le miroir, comme si vous étiez une autre personne, puis à tirer des conclusions. Quand je suis très, très en colère et que j’ai l’impression que je vais exploser, il faut que ça sorte d’une manière ou d’une autre. Je ferme la porte et je pleure beaucoup; je pleure pendant des heures. Parfois, je me rends compte que je ne sais même pas pourquoi je pleure. Mais ça fait du bien.

Lorsque j’avais le studio en Jordanie, à Amman, j’avais beaucoup de sacs de frappe. Alors, quand je suis en colère contre le gouvernement, le service des impôts ou certains idiots (rires), je mets mes gants et je tape dans le sac pendant deux ou trois heures, je crie, je ferme la porte et personne n’est là. C’est mon espace sûr, où je peux être qui je suis. Beaucoup de gens aimeraient que vous soyez cette personne intellectuelle qui se comporte convenablement. Mais à l’intérieur, vous vivez des montagnes russes d’émotions différentes. La vie ne vous fait pas de cadeaux et il n’y a pas de mal à être humain. Ne vous jugez pas. Ne vous dites pas que vous n’avez pas le droit de pleurer et que ce n’est pas acceptable.

Même pour les hommes, les hommes devraient pleurer, les hommes doivent pleurer. S’ils ne le font pas, c’est toxique pour eux et ils ne sauront pas comment gérer ce qui se passe dans leur corps et déchargeront leur colère sur quelqu’un d’autre. Nous disons qu’il faut se débarrasser des déchets et de l’énergie négative. Lorsque vous êtes en paix et que quelqu’un se débarrasse de ses déchets sur vous, vous devez aussi vous protéger. N’absorbez pas son énergie négative. Pour enseigner comment se protéger contre l’énergie négative, je fais toujours part de deux techniques pendant la formation. L’une des techniques consiste à ne pas regarder la personne directement dans les yeux. Lorsque vous voulez avoir une conversation avec une personne, ne la regardez pas dans les yeux, mais regardez son nez et sa bouche. Elle ne verra pas la différence et vous n’absorberez pas son énergie. C’est vraiment important.

Une autre technique est la suivante : lorsqu’une personne se met à vous crier dessus pour décharger sa colère, ne répondez pas. Allez-vous-en. De cette façon, vous n’emportez pas son énergie avec vous. Si vous sentez une mauvaise énergie dans votre corps, n’en parlez pas, essayez de la dissiper. Par exemple, je prenais une douche pour me débarrasser de toute la mauvaise énergie. Je méditais, mais l’eau aide beaucoup. Prenez une douche, passez du temps sous la douche et vous sentirez à quel point tout sort de votre système. Il est également important de vous protéger contre l’énergie des autres.

Lisa Bragg : C’est un excellent conseil. Votre père joue un rôle important dans votre histoire. Parlez-nous de ce que vous avez observé ces derniers temps et de la façon dont il n’a besoin d’aucune permission. J’aimerais en savoir plus à ce sujet.

Lina Khalifeh : Mon père m’a toujours appelée la fautrice de troubles, car je lui ressemble. C’est un fauteur de troubles. Il a été expulsé de l’université parce qu’il a frappé en plein visage un homme qui lui avait dit qu’il était un immigrant palestinien et qu’il devait rentrer chez lui. Il a toujours été batailleur, mais comme je l’ai dit, les hommes ne savent pas comment exprimer leurs émotions. Et ils considèrent le fait de parler de leurs émotions comme un aveu de faiblesse. Nous avons donc eu beaucoup de problèmes parce que je suis comme lui et il ne veut pas que quelqu’un soit semblable à lui. Il veut que tout le monde obtempère. Je dirais qu’il est la seule personne qui a réussi dans la famille. Il a beaucoup d’argent et subvient aux besoins de toute la famille. Il possède différentes usines, différentes entreprises, il est parti de zéro. Il s’est senti menacé par le fait que je ne veuille pas aller travailler dans son entreprise. Il m’a dit : « Tous les hommes travaillent dans mon entreprise, pour qui te prends-tu? Et je lui ai répondu : « Je suis différente, je n’ai pas à suivre cette voie, ce n’est pas mon rêve, c’est le tien, tu l’as bâti. »

Il prend des risques, c’est ce que j’ai remarqué. Il ne se soucie pas de l’opinion des gens. Il fait simplement les choses sans demander la permission à personne. Pendant la pandémie, il a acheté une autre usine. Tout le monde devenait fou et disait : « Comment peux-tu faire ça? Nous peinons à avoir des revenus en ces temps de pandémie. » Mais il a dit : « Que personne ne s’en mêle, c’est mon argent. »

Je veux atteindre ce niveau, je veux faire des choses sans demander la permission à qui que ce soit. Je le vois comme une personne dont j’apprends, mais je me dis toujours que je ne suis pas lui. Je me dis : « Lina, tu n’es pas ton père, tu lui ressembles d’une certaine façon, mais tu n’es pas lui. » C’est la conversation que j’ai avec moi-même en ce moment.

Lisa Bragg : Je crois que c’est aussi une question de risques. Vous avez vu les risques et les mesures audacieuses qu’il prend pour accomplir des choses, et cela vous a marquée. Avez-vous des conseils à donner aux personnes qui hésitent à prendre des risques importants?

Lina Khalifeh : Les risques sont difficiles à prendre – c’est bien pour cela qu’on dit que ce sont des risques. Le risque, c’est comme un muscle. Il devient plus facile de gérer les risques avec le temps, et vous commencez à prendre de plus en plus de risques. C’est pourquoi il est important de commencer à prendre des risques en étant jeune. Si vous prenez un risque au début de la vingtaine, vous allez en prendre un autre, puis un autre, et vous en aurez peut-être pris dix avant d’atteindre la trentaine. Il serait alors très facile pour vous de prendre des risques plus tard. Vous surmontez le sentiment d’échec et de rejet, et de nouvel échec, puis de remontée, et ainsi de suite. J’ai pris un risque très jeune, alors que j’avais 23 ou 24 ans; j’ai investi toutes mes économies dans l’entreprise. Pour moi, c’était un risque important. Je considère aujourd’hui qu’il s’agissait d’un risque très faible, mais à ce moment-là, il semblait très important. Je me dis toujours : « Lina, te souviens-tu du moment où tu pensais que c’était un risque important, alors que ce n’était pas le cas? Tu es dans une période où tu vas prendre un autre risque, qui ne sera pas aussi important maintenant que tu es dans la quarantaine. Alors, vas-y. »

Lisa Bragg : Mais si vous le faites, alors que vous êtes dans la quarantaine, la cinquantaine ou la soixantaine, comme certains de nos auditeurs, il faut commencer par des décisions aisées, faire de petits pas, puis progresser. Puis, quand vous aurez 80 ans, vous pourrez peut-être prendre ce risque plus important pour vous-même!

Lina Khalifeh : Peut-être alors pourront-ils escalader le mont Everest!

Lisa Bragg : Vous revenez toujours aux voix, mais il s’agit aussi d’une mentalité de débutant. Comment continuez-vous à vous entraîner pour avoir cette mentalité de débutant alors que vous en savez déjà beaucoup et qu’il est si facile d’emprunter la voie sur laquelle vous vous êtes déjà aventurée? Comment pouvez-vous adopter de nouveau cette mentalité?

Lina Khalifeh : Il n’est pas facile de revenir à une mentalité de débutant, surtout si vous construisez quelque chose depuis un certain nombre d’années, que ce soit depuis 10, 15, 20 ou 30 ans. C’est pourquoi il est important de faire preuve d’humilité, de simplement poser des questions et de dire : « Dites-m’en plus, je ne sais vraiment pas. »

Parlons un peu de l’ego. Je crois que l’ego est l’un des pouvoirs les plus sombres du corps humain. Mais en même temps, il nous sert à avancer dans la vie. Cependant, vous devez vraiment contrôler votre ego, parce qu’il va vous pousser à vous dire que vous en savez trop – par exemple parce que vous êtes un professeur ou un étudiant au doctorat – que vous en savez plus que quiconque sur un sujet et qu’il ne faut pas écouter les autres. C’est à ce moment-là que votre esprit commencera à se fermer et à se rétrécir, car vous n’écouterez pas l’opinion des autres. Avoir un état d’esprit ouvert consiste simplement à accepter les pensées et parfois à les laisser entrer dans votre tête afin d’y réfléchir. Il s’agit d’être toujours avide de connaissances.

Je suis toujours avide de connaissances. Je souhaite toujours en savoir plus sur la façon dont les philosophes vivaient il y a 2 000 ou 4 000 ans. Vous seriez surpris d’apprendre que les choses n’étaient pas si différentes par rapport à nos vies actuelles et que leurs réflexions étaient semblables à celles de notre époque. Voilà l’état d’esprit que je maintiens, je reste humble. Encore une fois, lorsque l’ego se manifeste – parce qu’il se manifeste à un moment donné – et dit : « Tu sais, Lina, tu as travaillé très fort pour ça, tu le mérites, n’essaie plus d’offrir un atelier gratuit aux femmes réfugiées. » Je me parle et me dis : « À quoi cela sert-il? Qui est cette personne? Ce n’est pas toi. Je ne te connais plus. »

Lisa Bragg : Vous avez beaucoup parlé de l’appropriation de votre propre pouvoir…

Lina Khalifeh : Oui. J’ai découvert ma propre voix, c’est une histoire très intéressante; j’étais dans la phase de guérison après ma blessure au genou. J’étais encore jeune, j’étais adolescente. Personne ne m’a jamais dit que je savais comment parler ou que quand je parlais, je transmettais des paroles de sagesse. Personne ne me dit quoi que ce soit! Un jour, une voisine nous a rendu visite. On m’a dit qu’elle était atteinte d’une maladie mentale. On m’a dit : « Elle a une maladie mentale. Elle est folle, mais elle vient avec sa sœur. » Je ne comprenais pas pourquoi on l’avait qualifiée de malade mentale, je ne voyais rien qui clochait chez elle. Puis, je me suis assise entre les adultes. Et bien sûr, les adultes parlaient et les enfants écoutaient – c’est un peu la règle en société, les jeunes ne peuvent pas faire part de leur opinion. J’étais adolescente. J’ai donné mon opinion sur quelque chose ce jour-là, et tout le monde m’a fixée du regard. Puis elle m’a parlé. Elle a dit : « Oh mon Dieu, quand Lina parle, tout le monde se tait. » Et je n’avais jamais entendu ça auparavant! Personne ne m’avait jamais dit que lorsque je parlais, j’avais une voix puissante. J’y ai donc pensé toute la soirée après son départ. J’ai pensé à cette « femme folle » qui m’avait dit ça. Et depuis ce jour-là, j’ai découvert ma propre voix. J’ai découvert quelque chose d’unique en moi que je n’avais jamais utilisé. C’est la communication, c’est ma gorge, c’est la façon dont j’utilise les mots et les histoires. Et bien sûr, avec beaucoup d’entraînement et de courage à force de monter sur scène, même si je n’avais jamais fait cela auparavant, j’ai appris et je me suis exercée. J’ai eu un coup de foudre pour cet exercice. J’ai adoré raconter des histoires au monde entier.

Lisa Bragg : Lina, à Audacieu(se), nous posons toujours les trois mêmes questions. Quelle est votre réalisation la plus audacieuse?

Lina Khalifeh : C’est une bonne question, je crois que j’ai fait beaucoup de choses audacieuses (rires)! J’ai fait quelque chose d’audacieux récemment. SheFighter n’a jamais partagé de contenu lié au Mois de la fierté ou à l’homosexualité. Ce mois-ci, j’ai décidé de dire sur notre page Instagram – où nous avons beaucoup d’abonnés du Moyen-Orient – que nous appuyons et acceptons à 100 % la diversité, l’homosexualité, le genre et toutes sortes de religions et d’origines.

Les gens ont fortement réagi, simplement parce que j’ai publié un message affichant le drapeau arc-en-ciel. Les membres de mon équipe en Jordanie se sont disputés avec moi. Ils se demandent maintenant s’ils vont continuer à travailler ou non pour SheFighter. Mais je voulais le faire depuis longtemps. Comme je l’ai dit, je suis la fondatrice de cette entreprise, qui a des valeurs. Et je ne serais jamais contre les gens qui ont besoin de se défendre dans la vie. C’était une décision audacieuse récemment, parce que tous mes amis m’ont aussi appelé et m’ont dit : « Tu n’es pas prête à faire ça, pourquoi l’as-tu fait pendant que tu étais en Jordanie? » Je leur ai dit que je n’avais aucune crainte et que je n’avais rien à perdre. Je fais tout ce que j’ai envie de faire.

Lisa Bragg : À quel moment auriez-vous aimé être plus audacieuse?

Lina Khalifeh : J’avais six ans et la directrice de l’école avait rassemblé tous les enfants pour qu’ils reçoivent leurs résultats devant les autres. Elle avait pour habitude de gifler au visage tout élève qui échouait dans une matière. Ce jour-là, une fille – que je n’oublierai jamais – avait échoué dans six matières. Elle a reçu six gifles au visage. Son visage était blessé et sa joue saignait. Ce jour-là, j’ai ressenti de la rage. Je n’ai jamais oublié cette expérience, car j’ai l’impression que j’aurais pu faire quelque chose. J’aurais pu crier ou lui dire d’arrêter. Comment ai-je laissé cela se produire? Et je me dis ensuite que je n’avais que six ans. Mais j’ai l’impression que j’aurais pu faire quelque chose pour y mettre fin. Même si elle avait voulu me gifler. J’aurais aimé faire quelque chose pour y mettre fin. C’est donc ce moment.

Lisa Bragg : Cela fait partie de votre fil conducteur. C’est un moment charnière pour vous, n’est-ce pas?

Lina Khalifeh : Oui.

Lisa Bragg : Que diriez-vous à la petite fille de 12 ans que vous étiez?

Lina Khalifeh : C’est une question très intéressante : il y a quelques années, j’ai fait un rêve où je me voyais à 12 ans, à 18 ans et à 30 ans. Et j’ai ressenti les différents sentiments de chaque version de moi à ces différentes étapes. Je me voyais à 12 ans, assise, peu sûre de moi et vulnérable. J’ai posé la main sur cette Lina, âgée de 12 ans, et je lui ai dit : « Ça va aller, tu vas être très sûre de toi un jour, tiens bon. » J’ai ensuite ressenti les sentiments de la jeune femme de 30 ans, qui était plus confiante. C’était incroyable de ressentir tous ces sentiments dans un même rêve. Je me dirais de persévérer et de continuer, car le jeu en vaut vraiment la chandelle.

Lisa Bragg : Merci à notre invitée, Lina Khalifeh. C’est ce qui conclut cet épisode d’Audacieu(se), qui vous a été présenté par BMO pour Elles. Ici Lisa Bragg. Si le balado vous a plu, veuillez le partager avec les membres de votre réseau afin qu’ils puissent écouter des histoires inspirantes de femmes qui se distinguent, destinées à leurs semblables. Merci à notre équipe de MediaFace. Merci de votre attention!

 

 

À propos du balado :
Présenté par BMO pour Elles et animé par la journaliste et entrepreneure primée Lisa Bragg, Bold(h)er propose des entretiens qui suscitent la réflexion et qui incitent les auditeurs à prendre des décisions audacieuses, dans la vie comme en affaires.